Shanghai Papers

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Lucas Jacques-Witz

La colonisation des lieux d'art par le marketing sera létale dans tous les cas. D'abord rendues dépendantes du mécénat par le retrait des financements publics, les institutions baissent la garde, glissent du mécénat au sponsoring, et abandonnent discrètement leur mission de service public à des entreprises trop heureuses, outre les réductions d'impôts, d'assujettir la pulsion culturelle à la logique consumériste. Et finalement les subventions vont aux commerçants de grand chemin qui ouvrent leurs cavernes à l’ébahissement des foules anesthésiées.















Ça fait déjà quelques temps que je suis ici. Un soir un ami m’a demandé de le rejoindre à K11 pour un vernissage (img.1). Après quelques recherches, K11 s’avère être l’un des centres commerciaux crée par Adrian Cheng, un entrepreneur chinois. La particularité des centres commerciaux d’Adrian Cheng est de conglomérer le musée et les boutiques de marques. Arrivé à destination, je me rends compte que certaines des enseignes présentes sur le site ont adopté les codes de l’espace d’art pour promouvoir leurs produits. Ainsi, « The museum of sneakers » est un concept store aux murs blancs dont les chaussures en vente sont sacralisées sur des socles, sans affichage d’indications autre que leurs « titres » et l’année de leur production. La boutique qui fait face au « Museum of sneakers » est un espace d’art éphémère dont l’exposition temporaire fait étalage de nouveaux matériaux textiles de production industrielle. Entre temps, je ne peux m’empêcher de remarquer la sculpture de Damian Hirst positionnée judicieusement en haut de l’escalator qui m’a amené où je me trouve. Le vernissage de l’exposition de vidéos située au sous-sol est scénographié pour emmener le visiteur jusqu’à une présentation finale de produits promotionnels d’une marque chinoise. Ici, j’assiste à une autre performance qui ne dénote pas beaucoup du langage des artistes dont je viens de voir les travaux: une influenceuse se fait photographier à l’aide de matériel professionnel au milieu de l’espace. Finalement, je me suis rendu compte que cette expérience correspondait aux éléments d’un ordre esthétique hybride où l’artialisation de la marchandise et des services rompt l’opposition qui existait entre producteurs et consommateurs. Les utilisateurs sont des producteurs d’informations, de sens et de valeur.

Les marchandises émotionnelles.1 sont une nouvelle optique pour l’étude du consumérisme. A l’ère du capitalisme cognitif, la dématérialisation de l’économie accentue l’importance de la consommation passionnée. L’économie de la connaissance se nourrit des données des consommateurs surveillés. Avec cet essor naissent les processus dynamiques d’identification et de fictionalisation autour de l’expérience de l’achat. Ainsi, je n’achète plus un bien pour sa fonction mais bien la projection générée par cette dépense. Plus qu’un consommateur passif, je deviens un utilisateur.2. Par exemple, l’alimentation non pas pour son apport nutritionnel mais pour l’identification qu’elle permet. Eva Illouz appelle cette branche des produits consommables les « emodities » — contraction de ‘Emotion’ et ‘Commodities’ —. La montée des classes créatives.3 au sein de l’économie post-industrielle est liée à un développement croissant des préoccupations esthétiques au sein de la production marchande. Les populations valorisent cette situation à travers une réception fictionnalisée et augmentée par une production narrative mise en circulation par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Bien qu’il apparaisse que l’émancipation de la valeur d’usage d’un objet pour une valeur affective produise des renforcements qui aliènent l’utilisateur dans ses projections.4, elle me renforce également la culture esthétique de l’usager qui devient simultanément producteur. « Chaque homme est artiste ».5. En se vérifiant par l’usage des réseaux sociaux en temps qu’hypermédias, cette assertion déplace les productions des artistes en temps qu’utilisateurs dans un champ culturel épistémologique plus vaste. Cette conjecture définit de nouvelles dynamiques du marketing au sein de ce complexe réseau culturel, notamment le marketing de contenu (content marketing). Le nouveau paradigme de l’émotion génère une remise en question des faits scientifiques avérés (l’industrie du tabac est un des premiers exemples historiques.6) au profit des faits alternatifs basés sur l’expérience vécue. L’objectivité des arguments publicitaires est reconditionnée selon cette donne. Les nouveaux outils de communication et d’information permettent la propagation de ces récits par un système ubiquitaire dont les contenus des utilisateurs se meuvent avec tout autant d’immédiateté que de facilité de diffusion. Chaque utilisateur des nouveaux médias est un producteur ainsi qu’un potentiel agent publicitaire. Compris par les marques qui font de l’utilisateur un générateur de contenus peu, voir pas rémunéré, le marketing d’influence entre en jeu en profitant de l’authenticité que les utilisateurs véhiculent. Il est plus facile pour le consommateur émotif de s’identifier à un pair permettant aux entreprises de multiplier les cibles potentielles. On nomme influencer un utilisateur devenu relai d’informations publicitaires par sa position médiatique. Lorsqu’il approuve un produit, il y a souvent un retour sur investissement quantifiable promis ou supposé pour l’entreprise sous la forme d'une augmentation des ventes et d’autre part de sa présence sur les réseaux sociaux. Il existe également des paramètres plus nébuleux et non quantifiables, tels que la notoriété de la marque et la pertinence culturelle. Les instruments de Machine Learning permettent aux algorithmes d’indexer des contenus sans qu’il n’existe de volonté d’identification préalable de la part de l’utilisateur. Ainsi, même si un accord tacite entre lui et l’opérateur n’a pas été établi, l’entreprise à quand même la capacité d’exploiter ces données. C’est ce que le marketing définit comme «contenu généré par l’utilisateur» (User Generated Content).


Bibliographie :

BADOT O., LEMOINE J.F., OCHS A. (2018), "Distribution 4.0 », Editions Pearson
BERNAYS Edward, Propaganda. Comment manipuler l'opinion en démocratie, La découverte, Zones, 2007, 141p CABANAS Edgar & ILLOUZ Eva, Happycratie, Premier Parallèle, 2018, 260p
CHARRY Karine & AUDREZET Alice, To disclose or not disclose : That is not the question ! The role of social media influencers' perceived motivations on the effectiveness of sponsored posts, md colloque
FLORIDA Richard, The Rise of the Creative Class, Revisited, New York, Basic Books, 2012, 484 p.
ILLOUZ Eva, Les Marchandises émotionnelles - L'authenticité au temps du capitalisme, Premier Parallèle, 2019, 424p LUCA Michael, User-Generated Content and Social Media., Chap. 12 in Handbook of Media Economics. Vol. 1B, edited by Simon Anderson, Joel Waldfogel and David Strömberg, North-Holland Publishing Company, 2016
MCINTYRE Lee, Post-Truth, MIT Press, The MIT Press Essential Knowledge series, 2018, 240p
OSWALD Andrew, A Non-Technical Introduction to the Economics of Happiness, 1999
VUKADIN A., LEMOINE J.F. et BADOT O. (2019), Store Artification and Retail Performance, Journal of Marketing Management, Vol. 35, N°7/8, pp. 634-661.
YAGO Dena, Content Industrial Complex, e-flux, 2018, https://www.e-flux.com/journal/89/181611/content-industrial- complex/