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Il faut parfois aller très loin pour savoir d'où l'on vient. Le séjour à Shanghai, l'exploration quotidienne d'une altérité indéchiffrable, la déroute ordinaire des gestes familiers, le décryptage prudent des attitudes, nous ramènent en réalité au codage culturel de nos propres conditionnements et à la contingence de notre histoire personnelle. L'opacité des routines héritées cache bien des choses. La première lucidité consiste à se défaire de ces automatisme en découvrant leur étrangeté à la faveur d'un déplacement. De Sevran à Shanghai tout apparait alors dans son originalité particulière, datable et localisable, et tout redevient jouable.
Être l’ami de tout le monde, c’est être l’ami de personne. Cette formule, je l’avais compris avec un mot qui était inventé à Sevran. Les grands du quartier, m’ont permis ce jour-là de réfléchir sur le gyropharelove. (…)
J’ai coupé des passages de mon carnet de l’époque du collège. Quinze années plus tard, vyce, l’argot non-fossile revient dans une forme de lettre à soi-même.
Jamais vexé sur mon déficit d’ami parce que je connais les vyces. (…)
Un mot galvaniseur, qui n’a pas bonne presse ; disons-le rapidement de l’argot. (…)
J’allais proférer et expliquer à mes amis comme on expliquerait une plaisanterie. On a (vyce) un terme qui allait remplir l’autre - en partie par la colère et en arrière fond par la transmission - remplir leurs cœurs. Une sorte de filiation - un maillage d’amis qui a dit et qui le redit. Crédit dans la parole, car la vanne inédite a été prononcé la veille par un grand de la cité(…)
Quant à l’instant pendant lequel je lance ce mot
Reda, lui, tourne sa main à hauteur de son visage ahuri de ne pas comprendre le sens et la portée du mot.
Le bonheur, sans hésiter, il y avait du rire quand j’ai sorti ce mot dans la récréation. (…)
Chez nous ceux qu’on appelle vyce, c’est ceux qui ne correspond pas à nos mentalités. Dans notre groupe d’amis on se rassemble surement parce qu’on a le respect des anciens, l’honneur et la fidélité. Ce qui ne fait pas partie de nos usages on les rejette. (…)
Que sais-je de nos usages ou ceux des autres, peut -être de simples artifices dans le langage, dans les habits. (…)
Cette lettre d’un jour qui pourra nourrir ton mood, ton mot que tu découvres avec tes amis. Mon but est seulement de te dire après plusieurs années d'écart, comment l’argot, dieu de tes mots (et de ce qui a forgé ton esprit) institue des lois dans tes relations sociales. L'ado qui cabre, celui qui se dresse sur la roue arrière de son véhicule à deux roues. Je veux parler de l'ado qui se révolte, celui qui dit dégage. Celui qui se débarrasse des liaisons. Ou peut-être encore car "dégager" a pour sens "rendre libre" - de se mettre en liberté.
Vyce dit à la fois la dépendance et l'indépendance, l'impératif du lien tout autant que la revendication de fuir et de rejeter. Le lien et la liaison partagent le motif de l'union. Cabrer lui, avant d'être une posture acrobatique, porte une part de la posture résistante. On dit capra pour dire chèvre en latin. La chèvre qui cabre n'est pas là pour la confiscation du cheval. L'équidé qui s'adapte en version cross moto. Le geste héroïque devient geste poétique, le petit sur la selle de la bécane devient comme ton argot l'emblème d'une marginalité. C'est dans les vers de Lafontaine qu'on apprend que résister, c'est résister au plus fort. La chèvre, capra, a l'esprit d'opposition. À une reprise elle résiste, victorieuse par sa méfiance. Dans un autre épisode, elle clamse par excès de fierté capricieuse. En insultant par vyce, lorsque tu l'emploies, le mot dit - la malédiction de la chèvre - une fois victorieuse, et l'autre fois morte - se libère. La méfiance de notre éducation repétrie, et un peu notre folie aussi sont là pour provoquer l'expulsion de cet(te) sentence - morale - maux d'esprit pour des conversations de table.
Deux sûretés valent mieux qu’une,
Et le trop en cela ne fut jamais perdu. (Le loup, la chèvre, et le chevreau – Jean de la Fontaine)
Faute de reculer, leur chute fut commune.
Toutes deux tombèrent dans l'eau.
Cet accident n'est pas nouveau
Dans le chemin de la fortune. (Les deux chèvres – Jean de la Fontaine)
En pleine face, vyce cabre la victoire ou la mort à pile ou face. Être anti-vyce, c'est déjà relativiser la fougue de la fuite - les théories d'escapologies. La banlieue sevranaise par ce simple mot émet la signification que lorsqu'on veut se mettre à l'abri de quelque chose avec la méfiance, à l'abri d'une rencontre finalement on n'est pas à l'abri, au contraire, c'est une forme de mort. Alors c'est aussi un peu comme un éloge du risque. Pour moi c'est reprendre une page de carnet et voir par cette fenêtre mon enfance, ce qui l'en reste. Construire une autre représentation, mettre ma banlieue dans le white cube, je me suis dit chinois blanc carré tu n'es pas de la famille laisse béton. La position des astres chinois lors de ma naissance m'a fait chèvre. Fier d'être né sevranais, mon confort d'être anti-vyce est ma victoire, mon tombeau.