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Les assassinats ont toujours un mobile. Les jacquards ont souvent un motif. Les artistes n’ont jamais d’alibis. Pas de raisons, pas d’excuses. Voyage, échafaud et tissage. La recherche n’est pas nécessaire, c’est ce qui la rend indispensable.
Engagés à la poursuite d'un paquebot construit au début des années soixante à Saint-Nazaire, près de leur ville de résidence -Nantes-, dont le parcours singulier leur paraissait de nature à suivre le fil de l'histoire entremêlée des relations entre l'Europe, l'Afrique et la Chine durant les 60 dernières années, Olive Martin et Patrick Bernier ont fait halte à Shanghaï, à l'invitation de l'école offshore dans le cadre de l'atelier du Monde. Durant ce séjour d'un mois, plus que le paquebot.*, c'est l'histoire textile de la région qui les a occupé. Au cœur d'une région connue pour être un centre de la sériculture et du tissage de la soie, ils ont écumé les musées du textile de Shanghaï où ils ont pris connaissance de l'aspect industriel auquel la ville doit en partie son essor, ceux de Suzhou et de Nanjing où ils ont pu admirer les techniques artisanales de haute sophistication du tissage de brocart de soie, et eu la surprise de découvrir sur l'île de Chongming, un des districts de Shanghaï, à l'embouchure du Yangtse kiang, la survivance de savoirs-faire populaires. A l'intersection de ces deux préoccupations, histoire des relations internationales et pratique du tissage, la fréquentation de la ville leur a donné l'occasion aussi de penser de nouveaux motifs, comme celui de l'échafaudage.
Octobre 2018. Premier jour à Shanghai. Je descends de notre chambre située au 18ème étage d’un hôtel de Hongkou à la recherche d’une épicerie. J’entends un long appel modulé dont je ne saisis pas immédiatement la provenance. Je le pense d’abord provenir de l’étage d’un haut immeuble d’habitation du carrefour. L’appel se répète. Il est sombre, lugubre et fascinant. Le carrefour est pratiquement désert. Un double gratte-ciel avec mall tout neuf y fait face à de vieilles façades à un étage entièrement échafaudées partie de tiges de bambou, partie de tubes de métal jaune. Je vois enfin le vendeur ambulant, les mêmes tiges de bambou et de métal ficelées sur son vélo. Il lance encore une fois son appel en direction de l’immeuble où du linge est étendu à chaque fenêtre avant de se remettre lentement en chemin. Je le laisse partir, à la fois subjugué de cette première rencontre qui coïncide tellement avec notre pratique et convaincu qu’il s’agit là d’un métier, vendeur ambulant d’échafaudage, encore courant et que j’aurai de nouveau l’occasion d’observer durant notre séjour.
Les échafaudages seront bien un élément récurrent du voyage et nous entendrons souvent les appels des chiffonniers, mais aucun n’aura la modulation expressive de celui-là.
Le motif de l’échafaudage est devenu une douce obsession depuis que nous avons choisi, pour des raisons tant pratiques que référentielles deux modules d’un modèle à clavette de marque Layher comme bâti de notre métier à tisser. Et lorsque nous avons appris une technique de tissage qui nous permettait d’inscrire des dessins, c’est assez logiquement que l’un de nos premiers motifs fut celui de l’échafaudage. Une bande de ce motif tissée à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes en été 2018 lors du festival ZADENVIES axé sur la reconstruction des habitats rasés par les opérations militaro-policières du printemps, nous a accompagné lors de notre voyage.
Une des raisons qui nous a fait choisir le module d’échafaudage tient à son poids et qu’il nous permettait de résister à la tension des fils même sur des sols durs et glissants où nous ne pouvions pratiquer des trous pour y planter les montants du bâti.
Cette solution a plu a un chercheur Mandjaque sur le tissage qui se désolait que le bitumage des rues de Dakar entraîne la disparition des tisserands. Plus récemment, nous étant installés dans un atelier trop petit pour tendre notre chaîne, nous avons enroulé nos fils autour de la structure de manière à ramener la bobine au dessus de notre tête comme nous l’avons vu reproduit sur un petit dessin de Leroi-Gourhan.
Longtemps nous n’avons vu que ces deux sortes d’échafaudage de travaux, ceux traditionnels de bambous et ceux plus récents, quoique déjà anciens au vu de leur état de rouille, de métal jaune, ces derniers jouant un certain mimétisme avec les premiers ; les rotules articulées remplaçant les noeuds de tissus. Des paillasses de bambou tressé étant indifféremment utilisées sur les uns ou les autres.
Ce n’est que sur les chantiers du quartier West Bund, derrière le centre d’art contemporain, autour de la rue du brocart YunJin Road, que nous avons pu observer des échafaudages à clavettes, semblables à ceux que nous utilisons pour accrocher notre métier à tisser. Encore ce matériel n’était utilisé qu’en façade, le coeur de la construction étant de métal jaune rouillé à rotules.
On retrouve la même disposition des tiges de bambou contreventées par de très grandes diagonales se croisant en X à travers plusieurs étages avec les échafaudages de métal jaune, ce qui parfois rend l’identification difficile de loin. Cette disposition par contre n’est pas permise par les nouveaux échafaudages.
Si dans un échafaudage, les diagonales assurent l’équerrage et la solidité, dans un motif tissé, les diagonales déterminent la longueur du programme, les lignes horizontales, ne sollicitant qu’un seul
lac levant l’ensemble des fils de chaîne hors corde.*, tandis que les verticales apparaissent au cours du tissage par la répétition des mêmes fils pris dans chacun des lacs quelque soit le nombre de ceux-ci. Pour faire progresser une diagonale, il faut qu’à chaque aller-retour de navette, les fils pris se décalent d’un ou deux points. Le nombre de lacs nécessaires est alors proportionnel à la largeur à traverser, la hauteur et l’inclinaison de la diagonale pouvant varier en fonction du nombre de duites passée pour chaque lac.
Tout comme les échafaudages réels ornent les façades de motifs de chevrons ou bien de losanges selon la manière dont les diagonales sont disposées, ces diagonales animent le tissu de manière différente selon que le programme de lacs est répété d’un bout à l’autre toujours dans le même sens -de A à Z- ou bien si il est tissé en aller-retour -de A à Z, puis de Z à A, etc..-. Dans le premier cas, nous obtenons des chevrons, dans le second des losanges.
L’utilisation originelle de longues tiges de bambou fait que le motif de losange est prépondérant sur les façades échafaudées de Shanghaï, quel que soit aujourd’hui le matériel utilisé, tandis que l’usage de système à clavette dit universel, qu’on rencontre le plus souvent en France privilégie le montage en chevron. Ce constat nous a conduit à faire se succéder les deux variations dans le pagne « Le rêve du Paquebot », pour évoquer le changement de main d’un navire de ligne ayant d’abord été exploité sous pavillon français avant d’être racheté par la compagnie nationale de navigation de Chine Populaire.
Cet aller-retour constant entre observation des façades et option de tissage nous a amené à faire
d’autres tentatives. Ainsi les tissus dont sont tendus la plupart des échafaudages et qui transforment parfois les immeubles en immenses voiliers tel celui du début du Sens de la Vie des Monty Python, ou en grandioses patchworks colorés comme un immeuble de Dakar, nous a donné l’idée de résoudre le délicat problème des flottés au revers du tissage en concevant un petit programme de lacs prenant régulièrement quelques fils isolés dans toute la largeur occupée par le motif d’échafaudage.
Le jeu de ces lacs de remplissage combiné avec le motif principal nous permet, tout en
évitant les flottés, de faire apparaître différents effets de voile.
Le motif est un module qui peut être répété mais aussi associé à d’autres motifs. Il change alors de
signification ou d’échelle. Associé au motif de la voie ferrée, l’échafaudage se fait passerelle. Superposé à celui du paquebot, le module devient échafaudage complet, l’ensemble évoquant la construction du navire sur les chantiers navals de Saint Nazaire en 1961.
Dernier jour à Shanghaï, dernière balade entre Nanjing dong lu et Suzhou river quand retentit le long appel à fendre l’âme espéré. Se faufilant à travers la circulation automobile et piétonne assez dense en plein midi à ce carrefour des rues de Tianjin et du Xinan, l’homme à la bicyclette chargée de tiges de bambou et de tubes métalliques, à tôt fait de disparaître au coin d’une ruelle, lançant encore une fois son appel qui restera à nos oreilles la signature sonore de la ville, placée comme la bouche.** d’une bande de pagne tissé, en tête et au bas de notre séjour shanghaïen.