Shanghai Papers

La conversation c'est aussi une tarte à la crème1

Anna Leite

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Idéal de sociabilité de l’ancien régime, l’art de la conversation se tenait à l’écart de l’église comme de la cour. Projet éthique et esthétique de la noblesse française avant la révolution, il n’est pas loin de renaître sous d’autres formes, loin du marché et de l’institution, comme une pratique artistique à part entière. Un second âge de la conversation peut-être, non plus réservé à quelques privilégiés, mais massivement partagé sur les réseaux sociaux.















(1) ↑ La conversation est une tartelette ronde feuilletée, fourrée de crème pâtissière aux amandes, couverte de glace royale et garnie de croisillons de pâte.
(Définition issue du dictionnaire en ligne Larousse)

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J’aime profondément discuter avec les gens. J’aime écouter un interlocuteur, lui parler, entendre ce qu’il a à dire, voir ses réactions. Je ne pense pas que ce soit un temps particulièrement oisif. De mon point de vue, c’est une source inépuisable d’informations, une recherche informelle dont les résultats sont variables selon le contexte. Les idées se confrontent, se bousculent, se rencontrent parfois. On énonce des problèmes sans solution. On met en commun des embryons de réflexions, des trucs pas officiels. On se raconte des choses.

La conversation, c’est aussi accepter de ne pas parler tout le temps. C’est un équilibre entre des personnalités plus ou moins loquaces. Il ne suffit pas d’avoir la politesse de laisser parler, encore faut-il avoir l’écoute sincère, veiller à ne pas conserver le temps et la légitimité de parole conférés pas son statut social. Si on ne fait pas attention, il est possible de ne jamais avoir rencontré la personne avec qui on vient de converser. Lors d’une discussion, il est important de garder en tête que l’information n’est pas objective, loin s’en faut. Ceux qui prétendent le contraire sont des gros menteurs. C’est précisément ce point de subjectivité qui m’intéresse. Je suis touchée par la façon unique dont chaque individu raconte. Chacun ajoute de soi à la chose qu’il raconte. C’est comme une vapeur qui nimbe l’information. Elle est nos valeurs, notre langage, notre mémoire, notre humeur, notre éducation, ... Je pense qu’on ne peut pas raconter autre chose que ce que l’on est, et c’est précisément ça qui me plaît.

Lui, c’est Fabrice Gallis, artiste. Il est passé à Shanghai en avril dernier. Paul l’avait invité en qualité d’expert en interopérabilité dans le cadre de la recherche « l’atelier du monde ». Il accompagnait aussi des élèves de l’école des Beaux Arts de Clermont-Ferrand. Il a un programme de rechercher là-bas. On l’a vu pendant trois semaines, tantôt en séminaire, tantôt dans des moments informels, autour d’un verre. On a donc eu l’occasion d’entendre ses idées, ses réflexions, sa recherche.
Moi, c’est Anna Leite, artiste également. J’ai participé à la recherche de l’école Offshore l’an dernier. C’est à ce moment là que j’ai fait la connaissance de Fabrice. J’ai trouvé que certaines de ses idées étaient intéressantes. Je suis pas d’accord avec tout, mais je me suis dit que ça valait le coup de prendre le temps de discuter avec lui.

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On s’est donc retrouvé un matin, dans l’atelier 601, sur un coin de table, avec les aléas de la vie qui ne respectent pas le temps de l’enregistrement, avec la rumeur du travail du groupe de recherche. Il y a eu des conversations avant et des conversations après. Tout ceci est tiré du flux continu de la vie.

C’est pas la première fois que j’enregistre une conversation. C’est compliqué car ça peut tomber à plat, il faut le préparer. Doser l’imprévu. La présence de l’appareil d’enregistrement influence le cours d’une discussion. Entre ceux qui ont peur d’être pris en faute et ceux qui ont peur de ne pas livrer l’entièreté de leur pensée. Entre trop et pas assez, on pense à la trace qui restera. Dédoublement anticipé. Je pense au moment où les propos sortiront de l’intimité de cet instant pour être travaillés, puis partagés avec des tiers. Il faut alors soit inciter, soit tempérer pour avoir « quelque chose d’exploitable ».

Puis vient le temps de l’écoute. C’est là que je me dis toujours que c’est une erreur d’enregistrer une conversation, que ça biaise tout, que ça ne regarde personne finalement. Mais ce qui est le plus déstabilisant, c’est que je croyais avoir des information claires, intéressantes, une compréhension harmonieuse, un rythme captivant. Pas tout à fait. Dans une conversation, notre esprit meuble beaucoup, il y a de la méta-compréhension, ou bien est-ce le fait du contexte d’une situation, un milliard de détails qui ne sont pas mentionnés lors de l’échange. Puis je m’aperçois aussi qu’on ne se comprend pas tout le temps, il y a des à-cotés un peu maladroits. Et, ce qui fait toujours un peu mal : les rôles sociaux et l’incapacité de s’en émanciper. Il semblerait que la conversation ait été une simple interview. À moins que, durant un court instant, la conversation ait eu lieu.

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Lui
Et donc, il y a ce truc de la séduction, d’être sympa, d’être disponible, et tout ça. Dans ces moments, moi aussi, je prends beaucoup parce que je reçois! Effectivement, je trouve que là-dessus je ne travaille pas assez. Il faudrait vraiment que les formes soient des formes plus engagées, et du coup, des formes plus en danger d’une certaine manière. L’exposition c’est quelque chose qui me parle assez peu. Je le fais. De temps en temps. Mais toujours en essayant d’être à coté, en dessous, ou pas là. Et d’un seul coup, en travaillant sur l’échec, la disparition, ces principes-là, en les performant, je réduis à zéro la nécessité de l’exposition. De l’exposition au sens large, pas de l’exposition dans le cube blanc.
Moi
Oui, de montrer.
Lui
Voilà, juste montrer. Et je me suis rendu compte, ça c’est pas très glorieux, que j’ai toujours été assez envieux, des gens qui étaient en mesure, par exemple, de montrer leur boulot dans un train.
Moi
Oui. Moi aussi, ça me fait ça. (Rires)
Lui
Ben oui. En fait, on est dans une pratique de retrait. J’ai un pote qui fait des origamis. J’ai toujours été complètement fasciné par le fait qu’il est là, dans une conversation, et puis les gens disent : « Ah, qu’est-ce que tu fais comme boulot ? » Hop, il dit rien, il fait un truc et il offre un objet. Alors effectivement, là, en terme d’opératibilité, il y a un truc qui est très malin. Tu ne sais pas trop à quel endroit ça se joue. Depuis que je le connais, ça m’a toujours fait gamberger. Et je le connais depuis 25 ans ! J’ai jamais vraiment réussi à faire ça. Euh... Si, j’ai quand même réussi à faire des trucs qui marchaient, où ça fonctionnait. Et il y a eu vraiment un échange ! Mais ça reste toujours problématique. C’est comme le fait de dire que « Shanghai c’est nul », tu pars d’un principe de retrait, donc, à priori t’es pas sur le même plan de partage que le plan classique de la communication et voilà. C’est un peu chiant.
Moi
Oui, oui. Je connais bien cette espèce de crise de légitimité personnelle. Alors qu’au final, on a choisi.
Lui
C’est ma bouteille ça ?
Moi
Oui. Alors qu’au final, on a choisi et que ça va. Si on devait revenir vers un système de partage plus classique, on ne pourrait pas. Enfin, ça serait compliqué.
Lui
Mais je pense que c’est compliqué. Et il y a un écueil qui serait de le faire quand t’es vieux, à la fin. Parce que c’est ce qui se passe toujours.
Moi
Alors, du coup, on pense au post mortem et tout ça ?
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Lui
Tu sais ? Tu as tellement résisté contre quelque chose, qu’à la fin tu lâches un peu et puis tu relativises tout, et tu te dis : « C’est bon, je vais me mettre à faire de la peinture. » C’est ce qui se passe chez pleins d’artistes. Pourquoi pas, peu importe, on fait ce qu’on veut, mais c’est beaucoup moins intéressant. Tu le vois chez Ben qui a été vieux assez jeune. (Rires) Il était hyper intéressant jeune et il est devenu vieux assez vite. Et d’un seul coup, c’est un type qui reste rigolo et étrange, mais qui s’est mis à faire ce qu’il n’aurait pas dû faire. C’est un écueil par faiblesse. En même temps, dans le domaine dont on parle, c’est très compliqué d’affirmer quelque chose, de dire : « Moi, je ne ferai pas de pièces ou d’objets ou tout ça » Si on fait ça, on va à l’encontre même de la possibilité de se perdre. Tu vois ? Il faut se laisser la possibilité de se perdre dans les formes. Et le meilleur moyen de connaitre le système, c’est bien de flirter avec lui ! Mais ça veut dire que tu peux vraiment te perdre là-dedans. En tout cas personnellement, je sais que j’ai peu pris ce risque. Je ne sais pas si je le prendrai vraiment parce que je ne sais pas si j’en ai le courage, l’énergie, tout ça. En tout cas, il y a un enjeux à cet endroit-là! Dans le cadre du Laboratoire des Hypothèses, par exemple, on fait les vidéos pour nous. Elles n’ont jamais de légitimité en tant que telles, en tant qu’objets autonomes parce qu’elles ne sont pas assez intéressantes. Mais, elles peuvent, elles pourraient !
Moi
Elles pourraient, je pense que c’est un espace formel à ouvrir.
Lui
Elles pourraient parce qu’elles sont intéressantes. Elles peuvent ressembler à certaines pièces qui sont déjà dans le monde de l’art, souvent des trucs faits par des duo d’artistes. Tu vois? Où c’est un peu grotesque et tout ça.
Paul
Bonjour !
Lui
Salut !
Paul
Je vous interromps juste une seconde. Alors, on se retrouve à midi quinze. Ça va ?
Lui
Oui, ça va aller.
Paul
Sur le quai du métro Hongqiao ?
Lui
Okay.
Paul
Moi j’ai rendez-vous avec Christian, au bout de la passerelle. Je ne sais pas si tu vois. Il y a une passerelle extérieure de correspondance, qui est entre la ligne 10 et les lignes 3-4.
Lui
Okay.
Paul
Je vais être au bout de la passerelle pour réceptionner Christian à midi quinze. On peut se retrouver là ?
Lui
Donc on arrête à midi ? Ça ira ?