!
Idéal de sociabilité de l’ancien régime, l’art de la conversation se tenait à l’écart de l’église comme de la cour. Projet éthique et esthétique de la noblesse française avant la révolution, il n’est pas loin de renaître sous d’autres formes, loin du marché et de l’institution, comme une pratique artistique à part entière. Un second âge de la conversation peut-être, non plus réservé à quelques privilégiés, mais massivement partagé sur les réseaux sociaux.
(1) ↑ La conversation est une tartelette ronde feuilletée, fourrée de crème pâtissière aux amandes, couverte de glace royale et garnie de croisillons de pâte.
(Définition issue du dictionnaire en ligne Larousse)
.
J’aime profondément discuter avec les gens. J’aime écouter un interlocuteur, lui parler, entendre ce qu’il a à dire, voir ses réactions. Je ne pense pas que ce soit un temps particulièrement oisif. De mon point de vue, c’est une source inépuisable d’informations, une recherche informelle dont les résultats sont variables selon le contexte. Les idées se confrontent, se bousculent, se rencontrent parfois. On énonce des problèmes sans solution. On met en commun des embryons de réflexions, des trucs pas officiels. On se raconte des choses.
La conversation, c’est aussi accepter de ne pas parler tout le temps. C’est un équilibre entre des personnalités plus ou moins loquaces. Il ne suffit pas d’avoir la politesse de laisser parler, encore faut-il avoir l’écoute sincère, veiller à ne pas conserver le temps et la légitimité de parole conférés pas son statut social. Si on ne fait pas attention, il est possible de ne jamais avoir rencontré la personne avec qui on vient de converser. Lors d’une discussion, il est important de garder en tête que l’information n’est pas objective, loin s’en faut. Ceux qui prétendent le contraire sont des gros menteurs. C’est précisément ce point de subjectivité qui m’intéresse. Je suis touchée par la façon unique dont chaque individu raconte. Chacun ajoute de soi à la chose qu’il raconte. C’est comme une vapeur qui nimbe l’information. Elle est nos valeurs, notre langage, notre mémoire, notre humeur, notre éducation, ... Je pense qu’on ne peut pas raconter autre chose que ce que l’on est, et c’est précisément ça qui me plaît.
Lui, c’est Fabrice Gallis, artiste. Il est passé à Shanghai en avril dernier. Paul l’avait invité en qualité d’expert en interopérabilité dans le cadre de la recherche « l’atelier du monde ». Il accompagnait aussi des élèves de l’école des Beaux Arts de Clermont-Ferrand. Il a un programme de rechercher là-bas. On l’a vu pendant trois semaines, tantôt en séminaire, tantôt dans des moments informels, autour d’un verre. On a donc eu l’occasion d’entendre ses idées, ses réflexions, sa recherche.
Moi, c’est Anna Leite, artiste également. J’ai participé à la recherche de l’école Offshore l’an dernier. C’est à ce moment là que j’ai fait la connaissance de Fabrice. J’ai trouvé que certaines de ses idées étaient intéressantes. Je suis pas d’accord avec tout, mais je me suis dit que ça valait le coup de prendre le temps de discuter avec lui.
.
On s’est donc retrouvé un matin, dans l’atelier 601, sur un coin de table, avec les aléas de la vie qui ne respectent pas le temps de l’enregistrement, avec la rumeur du travail du groupe de recherche. Il y a eu des conversations avant et des conversations après. Tout ceci est tiré du flux continu de la vie.
C’est pas la première fois que j’enregistre une conversation. C’est compliqué car ça peut tomber à plat, il faut le préparer. Doser l’imprévu. La présence de l’appareil d’enregistrement influence le cours d’une discussion. Entre ceux qui ont peur d’être pris en faute et ceux qui ont peur de ne pas livrer l’entièreté de leur pensée. Entre trop et pas assez, on pense à la trace qui restera. Dédoublement anticipé. Je pense au moment où les propos sortiront de l’intimité de cet instant pour être travaillés, puis partagés avec des tiers. Il faut alors soit inciter, soit tempérer pour avoir « quelque chose d’exploitable ».
Puis vient le temps de l’écoute. C’est là que je me dis toujours que c’est une erreur d’enregistrer une conversation, que ça biaise tout, que ça ne regarde personne finalement. Mais ce qui est le plus déstabilisant, c’est que je croyais avoir des information claires, intéressantes, une compréhension harmonieuse, un rythme captivant. Pas tout à fait. Dans une conversation, notre esprit meuble beaucoup, il y a de la méta-compréhension, ou bien est-ce le fait du contexte d’une situation, un milliard de détails qui ne sont pas mentionnés lors de l’échange. Puis je m’aperçois aussi qu’on ne se comprend pas tout le temps, il y a des à-cotés un peu maladroits. Et, ce qui fait toujours un peu mal : les rôles sociaux et l’incapacité de s’en émanciper. Il semblerait que la conversation ait été une simple interview. À moins que, durant un court instant, la conversation ait eu lieu.