Shanghai Papers

Champs, cataracte et serviteur

Mathilde Gerard

Les formes de la recherche sont déjà de la recherche. Des protocoles de laboratoire nous ne retiendrons pour l'heure que la chorégraphie méticuleuse et répétitive, isolée de leurs finalités démonstratives, afin d’en distiller le potentiel poétique de manipulations et d'opérations plastiques. Bien loin de la nostalgie amusée des rubriques désuètes de la science pour tous dans les almanachs du XIXème siècle, les expériences sans fin auxquelles nous assistons ici partagent leur profonde inquiétude avec le corpus colossal des tutoriaux amateurs publiés sur internet au XXIème siècle.

Champs, cataracte et serviteur est initialement un travail de recherche vidéo. C’est une série de captation de scènes de tensions, très courtes et en contraste, filmées la nuit. Ces vidéos sont diffusées de manière très ponctuelle, en livestream.

Cosmologie Champs, cataracte et serviteur est un travail de recherche, qui tend à examiner les tensions filmées, à comprendre les idées sous-jacentes de ces tensions. Les matériaux ersatz et les gestes amateurs captés dans ce champ d’expériences se frottent aux idées de productivité, de mesure et de travail. Ces expériences sont une manière de faire un état des lieux, de replacer dans un contexte plus large les précédentes captations vidéo. Ce sont des gestes amateurs, qui peuvent être répétés jusqu’à ce qu’on les maîtrise, qui deviennent une pratique.

captations

D’une brique en aga-agar sur un caillebotis métallique
Du serviteur mou
D’un contrevent avec deux ventilateurs et une bande de soie
De l’évaporation d’une coupelle d’eau

Chaque élément titré a une notion de quantité, même si elle est parfaitement symbolique. La quantité s’exprime ici pour nous donner une mesure qui ne tient pas à celle du système métrique, par exemple. On part du principe que toutes ces expériences sont réalisées à partir d’objets archétypaux, et que la notion de coupelle vide, ou de coupelle pleine en l’occurrence est une indication de mesure suffisamment précise en soi.
On pourrait sans doute, une fois ces notions d’archétypes et de mesures posées, se poser la question de la norme. Si elle apparaît, je ne compte pas la détailler, partant du principe que si les objets types de ces expériences sont des archétypes, que l’on se les procure facilement, alors ils correspondent à la norme du contexte dans lequel on se les procure.

Entretien avec Christophe Tarkos, à propos du Kilo.

Le prototype international du kilogramme est commandé par la Conférence générale des poids et mesures (CGPM) sous l'autorité de la Convention du Mètre (1875), et est sous la garde du Bureau international des poids et mesures (BIPM) qui le conserve (au pavillon de Breteuil) au nom de la CGPM.

Les titres de captations référencent les vidéos sur les plateformes qui le supportent, mais sont aussi des indications suffisantes à en cerner le contenu. S’ils peuvent être précis quant aux matériaux ou à la technique, cela n’a rien de systématique puisqu’ils ne répondent pas à une norme. Parfois ils indiquent seulement un état.

De l’évaporation d’une coupelle d’eau avec un réchaud au gaz



Remplir un globe creux et translucide de vapeur d’eau pour qu’il devienne opaque puis mou afin d’occulter la source de chaleur qui produit la vapeur d’eau, d’abord en la dissimulant (en passant de translucide à moins translucide), ensuite physiquement (étouffement de la flamme du réchaud). C’est un espace qui se ramollit quand on le remplit.

Finalement juste faire évaporer une coupelle d’eau complète avec un réchaud à gaz ; créer une dynamique de l’assèchement.

Ces deux idées sont presque opposées : la première est très statique, elle dessert un espace, et la seconde est une sorte de moyen de fabriquer une colonne.

J’ai essayé de très nombreuses techniques pour réaliser un globe translucide adéquate, sans succès. Je pense que le côté irréalisable, du moins avec des moyens ménagers, d’un globe potentiellement dégradable par la vapeur d’eau et translucide rejoint la fantasmagorie autour de l’imaginaire du dôme et de la sphéricité.
Les essais se poursuivent, mais la concrétisation de cet objet irréalisable est devenu une expérience, un processus itératif, qui à force de répétitions amène à un énorme panel de matérialités, et est prétexte à l’exploration de matériaux changeants et translucides. C’est devenu une pratique du globe inaccessible, qui est autonome est n’a plus besoin d’être conjuguée avec d’autres éléments d’expériences. Le réchaud au gaz qui assèche la soucoupe d’eau est un fait suffisant.

D’un contrevent avec deux ventilateurs et une bande de soie



La notion de contre-vent évoque assez facilement la notion de contre feu, un feu allumé en avant d’un incendie pour en éviter un autre, mais à l’échelle de deux ventilateurs portatifs de bureaux qui s’annulent.

La bande de soie agit quasiment de la même manière que les tissus des lampes flammes. Ces tissus sont là pour signifier une matérialité impalpable. C’est exactement parce qu’il faut la signifier qu’elle est artificielle.

C’est à la fois un geste parodique, ou professionnelle, et une pratique qui pourrait être de l’ordre de l’amateurisme. Ce geste, amateur ou professionnel, pourrait se décliner en plusieurs figures établies, codées ou encore à l’infini.

D’une brique en aga-agar sur un caillebotis métallique



La brique en agar-agar se hache toute seule, par son propre poids. Le point intéressant, c’est l’équilibre de poids et de densité.
Sans réelle technique, sans méthodologie professionnelle, il s’agit de trouver l’équilibre entre la brique trop dense, beaucoup trop solide pour se hacher, et la brique trop fragile, qui rompt instantanément au contact de la grille de fer. C’est un jeu de présence.

La tension ne correspond que si la brique à la bonne matérialité.

Du serviteur mou



Selon une des définitions du cnrtl, un serviteur est celui qui a l'esprit servile ou qui n'appartient pas à la classe dominante.

On utilise aussi le mot serviteur pour parler d’un plat de présentation à plusieurs étages. Il est souvent en porcelaine et en métal travaillé.

Le serviteur muet est un meuble, venu d’Angleterre. Il y est appelé dump-waiter. Il apparaît au 18e siècle, lorsqu’on commence à éprouver le besoin de souper plus intime. Ce meuble en bois à trois plateaux permet de déposer les plats près d’une table.

Il existe aussi des serviteurs de cheminée, qui sont des petits meubles métalliques, ouvragés pour supporter les différents accessoires nécessaires à l’entretien du feu et de la cheminée.

Les serviteurs muets sont assez proches des mendiants en porcelaines, petits plats modulables à compartiments séparés.

Les serviteurs apparaissent à une époque où il est problématique de prendre le risque qu’une conversation soit entendue et éventuellement répétée par les domestiques. La trace de la domesticité est toujours très présente dans le jargon de la vaisselle de table. Ces objets sont des représentations d’abondance, et de tout ce que sous-entend l’abondance, en creux.

Un serviteur mou, ou un serviteur incapable de supporter le port de nourriture est une représentation de la non-abondance, une idée de la domesticité non fonctionnelle.

La corne d’abondance est également une représentation de l’abondance, peut-être un pendant mythologique au serviteur ? Elle sous-entend aussi une réalité de non-abondance. Une des denrées quasi systématiquement représentées débordant de ce coquillage est la grappe de raisin.

La représentation du serviteur est connotée d’une idée de luxe, de mets foisonnants. Le raisin fait partie de cet imaginaire du festin, et par association d’idées du contre-festin.

Zeuxis produit l’Enfant aux raisins, dont la grappe de raisin était peinte, de façon tellement véridique, tellement réaliste que, selon la légende, les oiseaux venaient la picorer. Cependant il déclara  : «  J'ai mieux peint les raisins que l'enfant ; car si j'eusse aussi bien réussi pour celui-ci, l'oiseau aurait dû avoir peur  ».

«  …la maniabilité de la vidéo amène aussi à la disposer comme un substitut réifié de la présence : ainsi cette installation du groupe italien Premiata Ditta, plaçant sur la table où se déroulait un colloque une télévision diffusant l'image d'un homme qui mange, indifférent à ce qui se passe autour de lui, évoque-t-elle ces bandes vidéo à succès qui représentent une cheminée, un aquarium ou une « boule disco ». Les raisins de Zeuxis sont toujours aussi verts pour les oiseaux postmodernes.  » Esthétique relationnelle, Nicolas Bourriaud, les presses du Réel, 1998, Relations écrans, les figurants, p.79