Shanghai Papers

La tête que j'avais à Shanghai.

Cécile Petry

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On se souvient qu’Amélie Poulain était tombée amoureuse de Nino Quincampoix, qui avait la curieuse manie de collectionner les photos d’identité oubliées, perdues ou abandonnée près des cabines photomaton. Collection inspirée semble-t-il d’un écrivain, mais bien dans l’esprit de certains artistes des années 70. Vingt ans plus tard ce sont à l’inverse les gestes discrets et les protocoles furtifs d’Amélie qui paraissent inspirer les artistes, débarrassés de sa vocation névrotique pour les bonnes actions.

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Depuis le 23 mai, je fais des photos d’identité dans un photomaton de Shanghai tous les deux jours. J’envoie ensuite deux de ces photos à mes parents dans une grande enveloppe rose. Ni mot, ni lettre n’accompagnent ces deux photos; seule indication au dos des clichés, la date de la prise de vue au crayon.

Mes parents ont commencé à recevoir ces courriers. Ils ont aujourd’hui reçu 8 des 14 photos en transit. Je leur ai demandé de mettre sur l’enveloppe la date de réception (par curiosité, mais aussi par rigueur scientifique).

Ce pourrait être une sorte de journal de mon état à la fin de cette année. Mais ces images sont pour moi surtout issues d’une réminiscence incomplète de la lecture d’une des nouvelles de Giovanni Guareschi "La tête que j’avais à Milan". J’ai essayé de retrouver le texte que j’avais d’abord attribué à Alphonse Allais. J’en ai trouvé un extrait en italien. Mes connaissances d’italien et la brièveté de l’extrait ne m’ont permis qu’une approche superficielle du texte, ce qui en un sens me laisse la liberté d’un vague souvenir.

En deux mots, un ami sculpteur de Guareschi veut faire un portrait de lui. Il a une idée très arrêtée, il veut représenter Guareschi comme il l’a vu un jour à Milan. Le visage de son ami lui est alors apparu sublimé, incroyablement expressif et il en garde une impression très forte. À la fin de la nouvelle, Guareschi se rend compte qu’il n’était pas à Milan ou en tous cas pas à cette date là et que ce visage que son ami lui attribue, n’est pas le sien.

Pour éviter de me retrouver dans une telle situation, pour garder une trace de la personne que je suis en Chine. Pour ne pas oublier ces derniers instants de l’école Offshore, je passe dans les photomatons de Shanghai. Mais peut-être que l’oubli partiel est inévitable, et qu’il ne restera qu’une impression incomplète comme un début de blague dont on a perdu la chute… C’est l’histoire d’une fille qui va dans les photomatons en Chine tous les deux jours et qui envoie des photos à ses parents…

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Au total, j’ai envoyé 19 clichés à mes parents, 18 sont arrivés. Dates après dates, j’écris tardivement mon journal de Chine. Distinguer les différents jours me devient difficile, j’ai toujours la même tête, c’est embêtant. Mais en déroulant les jours, je relis ces photos, comme on parcourt un chemin familier et j’y retrouve les sensations et les goûts des dernières heures shanghaiennes.

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23 mai 2019
Je vais faire une blague à mes parents, leur envoyer un courrier un peu flippant sans rien dire. Mais je sais qu’ils ne s’inquiéteront pas, ils connaissent très bien le livre de Guareschi et ils me connaissent encore mieux.
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25 mai 2019
Les courriers ne prendront sens et ne seront inquiétants que si il en arrive plusieurs. Je ne suis pas certaine que tout cela mène à quelque chose, est-ce que ça vaut le coup? Cette blague va finir par me coûter cher…
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27 mai 2019
Pas très flatteur, mais très vrai. Ça commence à m’amuser, j’imagine la réaction de mes parents lorsqu’ils recevront ces lettres. Je leur adresse un sourire mi désolé, mi complice.
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29 mai 2019
La machine m’indique que j’ai le menton trop haut pour que la photo soit valide. Je décide cependant de l’imprimer. J’ai l’air un peu hautain. Je peux l’être parfois.
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31 mai 2019
C’est pas possible, le photomaton m’a photoshopée. Je n’ai pas une tête aussi allongée!
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02 juin 2019
Bon, cette photo confirme l’impression que j’avais avec la photo du 31 mai. Il ne faut pas rentrer dans un photomaton chinois avec les cheveux attachés.
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04 juin 2019
Je quitte l’atelier avec Salomé. Elle veut boire une bière (ce qui est rare pour elle, ça ne va pas trop). Je lui demande si on peut passer avant au photomaton. Lorsque l’appareil s’enclenche, elle passe la tête par l’une des fentes du rideau qui ne ferme pas bien. Ça me fait rire. On voit quelques uns de ses cheveux à droite.
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06 juin 2019
Après une journée à courir aux différents bureaux de l’immigration dans l’espoir de prolonger le visa. Envie de pleurer, pas envie de partir. Le départ me semble être presque une rupture amoureuse avec cette ville.
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08 juin 2019
Ces fonds bleu, blanc, rouge ne me gênent plus. Pourquoi ne pas en jouer finalement? Avec des T-shirts décalés d’un jour en quelque sorte. (Drapeau décalé jour 1, fond bleu, T-shirt rouge)
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11 juin 2019
J’ai manqué la photo du 10 juin, parce que je pensais aller au photomaton après le repas. Mais j’ai passé la soirée à boire avec Maxime et son ami Arthur. Quand le bar a fermé et qu’on nous a mis dehors, c’était déjà le lendemain et le photomaton avait fermé. (Drapeau décalé jour 2, fond blanc, T-shirt bleu)
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12 juin 2019
Je reviens du Siva où j’ai fait mon workshop. Je suis fatiguée, mais je veux finir la série du drapeau. Il me faut un t-Shirt blanc (le seul que j’avais emporté est devenu grisâtre) heureusement la semaine dernière j’ai acheté un T-shirt du Siva lors de la journée portes ouvertes. (Drapeau décalé jour 3, fond rouge, T-shirt blanc)
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14 juin 2019
Quel fond choisir après le drapeau? J’aime ce bleu, je le trouve vibrant. Je fais mon âge sur cette photo. C’est intéressant d’avoir plusieurs photos, plusieurs émotions retranscrites, finalement les gens qui me connaissent ici ne garderont pas une image figée de moi. On ne se souvient jamais de quelqu’un comme d’une image fixe, je ne crois pas. C’est plus une impression, une démarche, une façon de s’exprimer, l’apparition d’un sourire sur un visage familier après vous avoir reconnu. Est-ce qu’avec une série de photos d’identité je m’approche d’une retranscription exacte de ce que les gens de Shanghai retiendront de moi?
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16 juin 2019
Tentative de monochrome (gris sur gris) mais pas la même teinte de T-shirt, problématique.
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18 juin 2019
Aujourd’hui je dois présenter cette série comme ma contribution à la publication Offshore. Je sors donc de bon matin pour faire une photo, j’ai mis du rouge à lèvre. Il pleut, j’ai entendu qu’il pleuvait, mais je n’ai pas pensé que je serai mouillée, ni à prendre un parapluie. Le temps d’aller au photomaton, je suis trempée.
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20 juin 2019
Cette photo manque, elle n’est jamais arrivée chez mes parents. Est-ce que ça y est, c’est ça? J’ai disparu de Shanghai? Effacée de la surface de la terre, perdue par la poste chinoise... Il n’y a pas de trace de moi le 20 mai, assez reposant somme toute.
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23 juin 2019
J’ai sauté un jour, tant pis, c’est la fin, tout se bouscule. Je veux faire un dernier drapeau, mais cette fois-ci un vrai, un beau, un drapeau monochrome. J’emporte avec moi un pull qui me semble d’une teinte approchante. En dépit de la chaleur, j’enfile mon pull une fois dans la cabine, pour prendre la photo. Je suis contente.
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25 juin 2019
Je cherchais le mot sensiblerie il y a quelques jours pour me dire de ne pas y céder, je ne l’ai retrouvé qu’aujourd’hui. Ça n’a pas marché. C’est la dernière séance d’offshore, la dernière réunion tous ensemble. J’ai du mal à dormir depuis quelques jours, la chaleur, le départ, la séparation d’avec les autres? Je dois faire une performance ce soir, je ne m’en sens pas capable. J’aimerais bien garder mon calme, je n’y parviens pas.
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27 juin 2019
Fin du drapeau. Je dors toujours mal, faire ces photos quasi quotidiennement est un des derniers points fixes de cette fin d’année. Protégée par le petit rideau du photomaton je trouve quelques minutes où j’ai l’impression de savoir ce que je fais. Je finis cette série. J’imprime la preuve que je suis/que j’étais à Shanghai.
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30 juin 2019
Je n’ai pas encore posté les derniers clichés. je pars ce soir. Dans un mélange de pluie et de sueur je prends encore quelques instants pour adresser un sincère sourire de conclusion à mes parents, à l’objectif familier du photomaton, à la Chine entière aussi. J’ai beaucoup aimé cette année. J’ai beaucoup aimé la Chine, je n’ai pas compris grand chose. Parfois j’étais triste, parfois j’étais en colère, souvent j’étais mal coiffée, mais dans l’ensemble j’ai été très heureuse.